Le soleil de
mai dardait ses rayons obliques sur les murs blafards de l’hôpital, une ironie
cruelle face à l’ombre qui s’épaississait dans le cœur d’Amina. Son fils,
Karim, son unique trésor, son souffle même, n’était qu’une frêle silhouette
alité, consumée par un mal implacable dont le nom seul sonnait comme un arrêt
de mort : cancer. Agé de sept ans à peine, Karim portait sur ses
épaules d’enfant le poids d’une souffrance d’adulte, ses grands yeux jadis
pétillants de malice désormais voilés d’une lassitude infinie.
Amina, jeune
femme à la beauté discrète que le chagrin n’arrivait pas tout à fait à éteindre,
avait arpenté toutes les avenues du possible. Elle avait supplié, emprunté,
vendu le peu de bijoux hérités de sa mère, mais la somme exigée pour
l’hospitalisation et le traitement expérimental, seul espoir ténu, brandi par
les médecins, demeurait infranchissable. Chaque porte s’était refermée avec la
brutalité d’un verdict, la laissant plus démunie, plus anéantie. Son monde s’était
rétréci aux dimensions d’une angoisse constante, un étau qui lui broyait la
poitrine et asséchait ses larmes avant même qu’elles ne perlent.
Ce jour-là,
une nouvelle discussion avec l’oncologue qui, avec une compassion lasse, lui
avait réitéré l’urgence de la situation et l’impasse financière, Amina
s’effondra .Non pas dans la chambre de Karim, où elle s’efforçait de maintenir
une façade de courage, mais dans un recoin anonyme du long couloir aseptisé,
baigné d’une lumière fluorescente qui accentuait la pâleur de son visage. Là,
le barrage céda. Un flot de sanglots la submergea, des hoquets rauques qui déchiraient
le silence feutré du lieu, écho de son âme en lambeaux. Elle pleurait la
maladie de son fils, son impuissance, la cruauté d’un destin qui s’acharnait
sur l’innocence. Chaque inspiration était une torture, chaque expiration un cri
muet vers un ciel qui semblait sourd à ses prières.
C’est dans cet abime de
désolation que la silhouette d’un homme se dessina. D’un certain âge, vêtu
d’une élégance sobre qui détonnait légèrement dans ce temple de la souffrance,
il s’approcha avec une hésitation respectueuse. Ses yeux, d’une clarté surprenante,
reflétaient une profonde humanité. Il avait observé Amina, non pas par
curiosité malsaine mais avec une
empathie palpable qui émanait de toute sa personne. « Madame », sa
voix était douce, presque un murmure, « pardonnez mon intrusion, mais
votre peine est… déchirante. Puis-je faire quelque chose ? »
Amina, surprise, leva un visage
ravagé par les larmes. Elle voulut balbutier une excuse, s’enfuir, mais quelque
chose dans le regard de cet inconnu la retint. Une sorte d’autorité
bienveillante, une aura de paix.
Elle secoua la tête incapable de
formuler la complexité de son drame. « Mon fils …il va mourir …je
n’ai pas l’argent… » . Les mots s’étranglaient dans sa gorge.
L’homme ne posa plus de questions. Il semblait avoir compris l’essentiel. Il
sortit de sa poche intérieur un carnet de chèques, puis un stylo. Sous le
regard stupéfait d’Amina, il rédigea quelques lignes, signa, puis détacha la
feuille avec un geste précis. « Ceci devrait vous aider » dit-il simplement,
en lui tendant le chèque. « Ne me remerciez pas .Occupez – vous de votre
enfant. »
Amina baissa les yeux sur le
papier .La somme inscrite était astronomique, bien au-delà de ce qu’elle avait
osé espérer dans ses rêves les plus fous. Une stupeur, puis une immense vague
de gratitude et d’espoir la submergea, si puissante qu’elle faillit défaillir.
Elle releva la tête pour remercier son bienfaiteur, mais il avait déjà disparu,
se fendant dans le va- et- vient du couloir aussi discrètement qu’il avait apparu.
Elle resta là , le chèque tremblant entre
ses doigts, se demandant si elle n’avait pas été le jouet d’une
hallucination née du désespoir. Mais le papier était bien réel, la promesse
d’une chance pour Karim.
Revigorée par
cette manne providentielle, Amina se précipita vers le bureau des admissions.
Les formalités furent rapidement expédiées, le chèque couvrant amplement tous
les frais anticipés. Karim fut installé dans une chambre individuelle, des
infirmières affairées s’occupant de lui, des moniteurs commençant à biper
doucement à son chevet. Un mince sourire étira les lèvres exsangues de l’enfant
lorsqu’il vit le soulagement sur le visage de sa mère.
Amina, pour la
première fois depuis des semaines, respira un air qui ne sentait pas le désespoir.
Elle caressa le front moite de son fils, lui murmurant des mots d’encouragement,
lui promettant des jours meilleurs, des jeux, des rires. L’espoir, tel un
baume, adoucissait les contours acérés de sa douleur.
Mais la providence, dans ses
desseins impénétrables, avait d’autres plans. Une heure. Une misérable petite
heure s’était écoulée depuis l’admission de Karim .Une heure où l’espoir avait
eu le temps de déployer ses ailes fragiles. Puis, brutalement l’un des
moniteurs s’emballa dans une stridence affolante. Des médecins, des infirmières
se précipitèrent. Amina fut doucement mais fermement écartée. Elle assista, impuissante,
à l’agitation stérile autour du petit corps de son fils. Les tentatives de réanimation,
les mots techniques qu’elle ne comprenait pas, le silence qui, peu à peu
retombait, plus lourd, plus terrible que le vacarme précèdent.
Le médecin-
chef s’approcha d’elle, le visage défait. Les mots furent inutiles, le regard
de cet homme disait tout. Karim était parti. Son petit soldat avait livré son
dernier combat.
Un silence
s’installa dans la chambre, un silence de cathédrale après que le dernier
cantique se fut éteint. Amina se tenait droite,
le regard fixé sur le lit où reposait son enfant, désormais apaisé, libéré. On
aurait pu s’attendre à des cris, à des lamentations, à une révolte contre
l’injustice du sort. Mais rien de tel ne vint. Une étrange, une presque surnaturelle
sérénité s’empara d’elle. Elle ne pleura pas. Les larmes qui, une heure auparavant,
la dévastaient, semblaient être taries à la source.
Elle
s’approcha de Karim, déposa un baiser sur son front froid. Une conviction
profonde, inébranlable, s’était ancrée en elle : c’était la volonté
divine. Son fils, son ange, n’avait été que de passage sur cette terre de
souffrance. Sa mission ici, était achevée. Il appartenait déjà à l’autre monde,
un monde de lumière et de paix, loin des affres de la maladie. Cette pensée,
loin de la consumer de chagrin, l’emplissait d’une douce mélancolie, d’une
acceptation qui transcendait la douleur brute. Elle avait eu l’argent, elle
avait pu lui offrir cette dernière heure dans la dignité des soins, mais son
heure était venue, décrétée par une instance supérieure.
Quelques
heures plus tard, alors qu’elle errait dans les couloirs de l’hôpital comme une
somnambule, attendant que les tristes formalités administratives soient accomplies,
son regard croisa celui d’une autre femme. Celle – ci était assise sur un banc,
le visage enfoui dans ses mains, ses épaules secouées de sanglots qui
rappelaient à Amina sa propre détresse, si récente et pourtant déjà si
lointaine. Une compassion instinctive la poussa vers cette inconnue.
Amina s’assit
à côté d’elle. « Madame ? » sa voix était empreinte de la même
douceur que celle de son bienfaiteur.
La femme
releva un visage noyé de larmes, des yeux rougis d’inquiétude. Elle s’appelait
Nadia. Son fils, Youssef, un garçon du même âge que Karim, était dans une
chambre voisine, luttant contre la même maladie insidieuse. Et comme Amina
quelques heures plus tôt, Nadia était confrontée au même mur de l’argent. Elle
n’avait pas la somme requise pour un traitement vital, et chaque minute qui
passait amenuisait les chances de son enfant. L’histoire se répétait avec une
tragique similitude.
Un éclair
traversa l’esprit d’Amina. Une révélation soudaine, fulgurante, qui illuminait
les ténèbres de son deuil d’une lueur nouvelle. Le chèque. L’argent du
bienfaiteur. Il n’était pas destiné à sauver Karim, puisque son destin était
déjà scellé .mais peut-être …peut-être avait-il une autre destination. Sans une
once d’hésitation, avec une résolution qui la surprit elle-même. Amina ouvrit
son sac. Elle en sortit le chéquier de l’hôpital, où le montant initial était
encore disponible, moins les frais engagés pour la brève admission de Karim.
Elle signa le transfert de la totalité de la somme restante au nom de Youssef,
le fils de Nadia. « Prenez ceci », dit Amina en tendant le document à
Nadia, dont les sanglots s’étaient interrompus net sous l’effet de la surprise.
« C’est pour votre fils. »
Nadia la regarda,
incrédule. « Mais… je ne peux pas… votre enfant… » « Mon fils
est en paix maintenant », répondit Amina, une infinie douceur dans la
voix. « Cet argent…je crois qu’il n’était pas pour lui. Il était pour
Youssef .Ne discutez pas. Prenez –le et sauvez votre enfant.» Les mots d’Amina
portaient une telle conviction, une telle force tranquille, que Nadia sentit
ses dernières résistances s’effondrer. Des larmes, cette fois-ci de gratitude
et d’un espoir fou, se mirent à couler sur ses joues. Elle serra la main d’Amina,
incapable de prononcer un mot, mais son regard exprimait une reconnaissance éternelle.
Youssef fut
admis en soins intensifs. Le traitement commença immédiatement. Les jours qui
suivirent furent une alternance d’angoisse et d’espoir pour Nadia, mais Amina,
de son côté, ressentait une paix profonde. Elle avait accompli quelque chose d’important,
quelque chose qui donnait un sens, aussi ténu soit-il à la perte de son propre enfant.
Elle assista
aux funérailles de Karim avec une dignité qui força l’admiration de son entourage.
Elle pleura certes, mais ses larmes étaient celles du souvenir tendre non de la
révolte amère.
Quelques
semaines plus tard, alors qu’elle était venue se recueillir sur la petite tombe
de son fils, elle reçut un appel. C’était Nadia. Sa voix, au téléphone, était
brisée par l’émotion, mais cette fois, une émotion joyeuse. Youssef avait
franchi un cap critique. Les médecins étaient optimistes. Il allait s’en
sortir. Il allait vivre.
En raccrochant
Amina leva les yeux vers le ciel. Un sourire imperceptible se dessina sur ses
lèvres. Elle n’avait pas sauvé son fils, non. Mais elle avait été l’instrument.
L’argent de ce bienfaiteur anonyme, apparu comme un ange, avait transité par sa
main endeuillée pour atteindre sa véritable destination. Elle n’avait été qu’un
canal, un maillon dans la chaine de la Providence divine. La mort de Karim,
aussi douloureuse qu'elle fût, prenait
ainsi un sens nouveau, une dimension qui la dépassait. Elle trouvait une forme de paix dans cette
pensée, une acceptation teintée d'une foi renouvelée.
Elle comprit
alors que sa foi n’était pas vaine .Que même dans les épreuves les plus
sombres, un dessein supérieur pouvait être à l’œuvre, un dessein dont les
contours ne nous sont révélés que par bribes, souvent de la manière la plus
inattendue. La perte de son enfant resterait
une cicatrice à jamais gravée dans son âme, mais cette cicatrice serait
désormais illuminée par la certitude qu’elle avait participé, humblement, à
l’accomplissement d’un petit miracle. Elle n’était qu’une messagère, et son
message était celui de l’espoir, transmis à travers le prisme de sa propre
tragédie. Et dans cette certitude, elle trouva une force nouvelle pour
continuer à vivre, portant en elle le souvenir de Karim comme une douce étoile,
et la chaleur de la vie de Youssef comme la preuve tangible que même dans la nuit la plus profonde, la bonté et la grâce pouvaient
tracer un chemin. Son rôle, elle le comprenait maintenant, n’avait pas été de
défier la mort, mais d’accueillir la vie, sous toutes ses formes, avec toutes
ses mystérieuses ramifications. Et cela, c’était une consolation plus puissante
que toutes les larmes du monde.
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